La face obscure de l’Agence Française de développement(AFD) qui finance à coups de milliards d’euros des projets opaques en Afrique, est révélée au grand jour. Pour ne pas avoir dévoilé ses pratiques, l’organisme public s’abrite derrière le secret bancaire, c’est ce que révèle le média français Disclose dans une enquête.
Au Gabon, l’AFD s’affaire à construire un collège. Au Cameroun, elle a réparé un pont. Dans un village malien, elle creuse un puit ; tandis qu’au Niger, elle soutient une campagne contre les violences faites aux femmes.
Symbole de la solidarité de la France avec le reste du monde, l’AFD, créée il y a quatre-vingts ans par le général De Gaulle a d’abord été la banque de la Résistance. Aujourd’hui, grâce à un capital de 953 millions d’euros (soit 625 milliards de francs CFA), l’établissement public emprunte des milliards sur les marchés financiers à taux bas, puis les prête à des institutions privées ou publiques dans les pays en développement. Sur les 12 milliards d’euros (7871 milliards de francs CFA) engagés en 2020, 87 % étaient des prêts. Le reste des fonds est utilisé sous forme de dons, majoritairement alloués à des projets sur le continent africain.
Le 17 décembre 2020, le Président français Emmanuel Macron, a annoncé que « la France allait redonner aux pays africains les moyens de venir en aide à leurs populations ». Ainsi, c’est à l’AFD que revient la tâche d’investir des milliards d’euros pour « développer » l’Afrique, dans l’objectif, inscrit dans les missions de l’agence, d’y « améliorer les conditions d’existence des populations ».
L’AFD y contribue certainement. Elle soutien des milliers de projets qui fonctionnent et remplissent leur but : contribuer à lutter contre les inégalités mondiales. Mais l’agence a aussi sa part sombre. Accusations de déplacements forcés, déforestation, soutien à des forces armées accusées d’exactions, opacité des données, dialogue social dégradé… L’enquête de Disclose et Mediapart dévoile une face méconnue de la politique de développement vantée par la France.
Aussi, le registre des marchés publics de l’Union européenne a été passé au crible permettant d’analyser 209 appels d’offres que l’AFD a passés entre 2015 et 2019, pour un total de 249 millions d’euros (soit 163 milliards de francs CFA). L’écrasante majorité des fonds ont été débloqués dans les principaux pays africains de la zone d’influence française. A l’instar du Gabon, du Sénégal, du Cameroun ou de la Côte d’Ivoire.
Selon l’agence, ses financements « ne sont pas conditionnés à la sélection d’entreprises françaises ». Pourtant, l’analyse montre que dans la grande majorité des cas, les sociétés choisies dans les appels d’offres de l’AFD sont domiciliées en France (320 lots de marchés publics sur 495 analysés). Interrogé par Disclose et Mediapart, le numéro 2 de l’AFD Bertrand Walckenaer se défend de tout favoritisme vis-à-vis des entreprises tricolores : cette surreprésentation s’expliquerait notamment par le « niveau d’exigence » demandé par l’AFD en matière de « normes responsabilité sociale et environnementale ».
L’analyse démontre également que les dix sociétés à avoir remporté le plus d’appels d’offre (pour ceux qui mentionnent l’identité de l’entreprise bénéficiaire) sont toutes françaises. On y retrouve une filiale de Suez Environnement, une autre de la multinationale du gaz Engie ou encore une société de sécurité privée proche des services secrets français, Amarante International. Cette dernière fournit « des prestations visant à assurer la sécurité des agents de l’AFD en France et dans ses pays d’intervention », fait savoir l’agence.
Quant aux marchés passés avec ses emprunteurs, pays et collectivités locales, la banque française de développement refuse de les rendre publics. Motif invoqué ? Le secret bancaire.
L’un de ces projets controversés se trouve à Douala, la capitale économique du Cameroun, aux mains du Président Paul Biya depuis trente-huit ans. En 2016, l’agence publique a prêté 46 millions d’euros (30 milliards de francs CFA) à l’entreprise publique Aéroports du Cameroun pour la rénovation de l’aérogare de Douala, la réfection de sa piste d’atterrissage et quelques autres travaux. Deux entreprises françaises sont alors sélectionnées : la Sogea-Satom, filiale du leader français du BTP Vinci, et Razel-Bec. Montant des contrats : 24,4 millions d’euros (soit 158 milliards de francs CFA environ).
Deux ans plus tard, quinze compagnies aériennes, dont Air France, écrivent au directeur général d’Aéroports du Cameroun. Le terminal passager est d’une « saleté repoussante », avec ses « peintures défraîchies », ses « branchements électriques incohérents » et cette « forêt inextricable de câbles » qui pendent un peu partout sur les façades extérieures. Mais selon les signataires, le « plus préoccupant » concerne la sécurité des avions. « Les tarmacs gorgés d’huile n’ont plus la résistance initiale et se détériorent rapidement », s’alarment-ils, ajoutant qu’il « ne se passe pas une journée sans panne ou manque de matériel » sur place. Depuis, certains des travaux prévus ont été réalisés mais, selon les informations, l’aérogare passagers demeure toujours en très mauvais état.
Comment ont été utilisés les millions d’euros transférés vers Aéroports du Cameroun, avec quelles garanties contractuelles et quel audit du projet ? Lors d’une audience en février 2021, le tribunal administratif de Paris a confirmé que certains documents demandés étaient protégés par le secret bancaire. Pour les autres, les avocats de l’AFD annonçaient au dernier moment qu’ils n’existaient pas. Emmanuel Freudenthal a pour sa part été condamné à payer la somme de 1 000 euros (soit 655956 francs CFA) de contribution au frais d’avocat de l’AFD.
L’opacité qui entoure l’utilisation des fonds de l’AFD est connue. Elle a d’ailleurs fait l’objet d’une alerte de la Cour des comptes dans un rapport daté de février 2020. Les magistrats y pointaient l’absence de transparence dans la mise en œuvre « des procédures, des études d’impact, de l’enquête publique ou des décaissements » réalisés par l’établissement. Des critiques également formulées par l’ONG Publish what you fund, qui édite chaque année un classement des institutions d’aide au développement les plus transparentes (l’Aid transparency Index).
Preuve supplémentaire : le portail open data de l’AFD, censé « rendre son action plus accessible et plus lisible », est truffé d’erreurs : les descriptions des projets sont régulièrement incomplètes, les dates incohérentes, lorsque les données ne sont pas tout simplement manquantes. « Il s’agit de problèmes techniques que nous nous efforçons de régler dans les meilleurs délais », justifie la direction de l’agence.
Ce manque de transparence, conforté par l’argument du secret bancaire, a permis de financer des projets en totale contradiction avec les objectifs affichés de l’AFD et Proparco, sa filiale dédiée à l’appui du secteur privé. C’est le cas de 87 projets soutenus depuis 2010. Usine d’engrais azoté au Nigéria, production intensive de fleurs au Kenya, ou encore financement d’exploitations d’huile de palme… Tous sont liés à l’agriculture intensive, selon notre analyse comparée des bases de données publiques de l’agence française et de sa filiale avec celle établie dans le cadre d’un rapport conjoint d’Oxfam, CCFD-Terre Solidaire et Action contre la Faim sur les financements français à l’agroindustrie. Pourtant, depuis 2013 et le vote de la loi d’orientation sur le développement et la solidarité internationale (LOPDSI), l’aide publique de la France est censée promouvoir « un développement durable dans les pays en développement ».
Enfin, soucieuse de promouvoir le « dialogue social » dans les pays où elle intervient, l’AFD ne parvient manifestement pas à le faire chez elle, comme le démontre cette enquête. Au siège de l’agence, le climat social est « délétère », jugent des salariés et responsables syndicaux. La direction tente d’imposer une réforme du statut des agents de l’AFD moins protectrice créatrice d’inégalité entre les salariés.