La France a perdu la bataille des cœurs.

Le décès « d’un ami et d’un allié fidèle » a conduit le président français à N’Djamena, où la France a installé le QG de l’opération Barkhane, sa force anti-djihadiste au Sahel. Les images des obsèques du maréchal Idriss Déby Itno montrant le président français aux côtés du général Mahamat Idriss Déby apparaissent comme une validation de la succession dynastique assurée par le fils de l’autocrate défunt.

Dans son éloge funèbre, Emmanuel Macron affirme que « la France ne laissera jamais personne remettre en cause et ne laissera jamais personne menacer ni aujourd’hui, ni demain, la stabilité et l’intégrité du Tchad ». Cette déclaration résonne comme un soutien à la transition militaire. En effet, depuis son arrivée au pouvoir par les armes en 1990, avec l’aide de Paris, Idriss Déby Itno a fait face à de nombreux mouvements de rébellion mais il a toujours bénéficié de l’assistance militaire de l’ancienne puissance coloniale et d’une grande mansuétude concernant ses nombreuses exactions, dont les Français ont été parfois témoins, voire complices.

Idriss Déby, pilote formé à l’IAAG puis à l’Ecole de guerre de Paris, est pourtant arrivé au pouvoir par les armes. C’est sa rébellion qui entraîne la chute d’Hissène Habré, interlocuteur ombrageux auquel les autorités françaises reprochent une certaine tiédeur envers la France et surtout sur les affaires Françoise Claustre et Pierre Galopin. La chute d’Hissène Habré en 1990 permet ainsi aux services français de venger la torture et l’exécution sommaire du commandant Pierre Galopin, agent du SDECE, le 4 avril 1975 par les hommes d’Hissène Habré alors qu’il était chargé de négocier la libération des otages occidentaux aux mains de la rébellion. Idriss Déby Itno a été durant presque toute sa vie l’homme des basses besognes de Paris, toujours prêt à engager son armée pour défendre les intérêts hexagonaux. Comme l’a dit Emmanuel Macron, la France « perd un ami courageux » et les populations tchadiennes un ennemi furieux.

Qu’on ne s’en laisse pas compter, la défense par la France de l’intégrité territoriale des États alliés est à géométrie variable en Afrique.Tout laisse à penser que Paris construit sa politique africaine autour d’hommes forts qui ont accepté de tremper dans les « affaires africaines » peu avouables pour défendre les intérêts hexagonaux au mépris de la souveraineté de leur peuple : en France, dans les années 1940 on les aurait appelés des « collaborationnistes » ou « collabos ». Ces autocrates collabos s’appuient à leur tour sur des clans familiaux qui s’accaparent les ressources de l’État et octroient aux entreprises françaises l’accès aux ressources naturelles voire le monopole de l’exploitation de celles-ci. Dans ces alliances françafricaines, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est ignoré, les légitimes aspirations démocratiques étouffées et le moindre soulèvement écrasé dans le sang grâce à des accords de coopération militaire dont les plus récentes dispositions demeurent secrètes. Les premiers accords de défense signés entre la France et le Togo datent du 10 juillet 1963, dans la foulée de l’assassinat du président togolais Sylvanus Olympio qui n’en voulait pas. En 2009 Faure Gnassingbé, fils de l’ancien dictateur togolais Eyadéma, fut le premier africain à signer le nouvel accord de partenariat de défense avec la France. Faure Gnassingbé est toujours au pouvoir : il n’y a pas de coïncidence.

En 2002, l’Élysée refuse l’application des accords de défense à la Côte d’Ivoire du très souverainiste Laurent Gbagbo en proie à une rébellion armée pro-Alassane Ouattara soutenue par le Burkina Faso. Un cessez-le-feu est imposé ; il entérine la partition du pays. En 2003, lors des accords de Marcoussis, la France impose l’entrée des rebelles pro-Alassane Ouattara dans le gouvernement ivoirien. À Abidjan, des manifestants refusent que les portefeuilles de la Défense et de l’Intérieur soient confiés aux rebelles, comme le prévoyait l’exécutif français. Du 6 au 9 novembre 2004, 64 manifestants aux mains nues, mobilisés pour défendre les institutions de la République de Côte d’Ivoire, sont abattus par l’armée française devant l’hôtel Ivoire. En 2007, Michel de Bonnecorse, chef de la cellule africaine de l’Élysée, annonce que la fin de la rébellion n’est pas un préalable aux élections. Guillaume Soro devient premier ministre à l’issue des accords de Ouagadougou. Fin 2007, un accord complémentaire a pour unique objet de confier à la société française Sagem Sécurité, filiale du groupe Safran, le volet technique de l’élaboration des listes électorales : le montant du contrat dépasse les 200 millions d’euros. La guerre néocoloniale de la France contre la souveraineté de la Côte d’Ivoire s’achève le 11 avril 2011 avec l’arrestation du président Laurent Gbagbo et de son épouse Simone Ehivet Gbagbo. L’offensive est menée par les forces pro-Alassane Ouattara grâce à l’appui décisif des moyens aériens et blindés de la force française Licorne et de celle de l’Onuci. La crise ivoirienne a permis à tous les Africains de comprendre le rôle véritable de l’armée française en Afrique. Aujourd’hui, dans de nombreux pays d’Afrique francophone, un soldat français ne peut plus être poursuivi pour une exaction commise en opération extérieure. Autant dire que les soldats français ont désormais des permis de tuer en toute impunité et les populations africaines sont réduites au rôle de gibier. Au Mali, au Tchad, au Gabon, au Togo, en Côte d’Ivoire, au Congo, au Cameroun… ce sont encore majoritairement des balles françaises, vendues au profit du complexe militaro-industriel français, qui endeuillent les populations.

Partout en Afrique francophone, les populations dénoncent la complicité de la France avec les régimes liberticides et corrompus. En 2009, le consulat général de France de Port-Gentil a été incendié par des partisans de l’opposition peu de temps après la publication des résultats de la présidentielle gabonaise remportée frauduleusement par Ali Bongo Ondimba, fils et successeur de l’autocrate Omar Bongo Ondimba. En mars 2021, au Sénégal, les entreprises françaises sont prises pour cible, pillées et contraintes de baisser le rideau après l’arrestation de l’opposant souverainiste Ousmane Sonko. En avril 2021, les manifestants tchadiens opposés au coup d’État institutionnel et militaire attaquent les stations Total et menacent les intérêts français. Confrontés à l’autisme de dirigeants français préoccupés par leurs seuls intérêts et méprisant plus ou moins visiblement les aspirations des populations africaines, des Africains choisissent désormais de profiter des recompositions géopolitiques actuelles pour se débarrasser de régimes honnis. Les Américains, qui prennent une plus grande place sur le continent, misent sur la jeunesse – qui représente la majorité de la population – à travers les programmes comme YALI (Young African Leader Initiative) et souhaitent coopter les leaders de demain, tel l’économiste et opposant tchadien Succès Masra. Les Chinois, de plus en plus présents, offrent de nombreuses bourses d’études aux étudiants africains alors que l’accès aux études supérieures en France devient de plus en plus difficile pour les jeunes africains. Enfin l’ours russe représente sans conteste la puissance militaire capable de mettre en déroute le coq français. L’arrivée des soldats russes en Centrafrique rebat les cartes et permet d’envisager d’autres alliances militaires sur le plan sécuritaire.

Que les dirigeants français ne se trompent pas, en Afrique les lèvres sourient même quand les yeux sont en pleurs : la France a déjà d’ores et déjà perdu la bataille des cœurs, le reste est une question d’heures.

Source : Trop C Trop 241

Paul Essonne

Journaliste

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