Sous le poids des années, le Gabon a subi une lente descente aux enfers sous un régime qui a piétiné la dignité de ses citoyens. Maltraitance institutionnalisée, injustices sociales, corruption rampante, tous ces maux ont creusé un fossé infranchissable entre les dirigeants et le peuple. À l’apogée de ce règne de terreur, l’année 2016 demeure gravée dans les mémoires comme un sommet d’atrocités : jeunes tués pour avoir revendiqué leur vote, familles endeuillées, projets absurdes de reconversion de la jeunesse en poissonniers, tandis que les richesses nationales étaient dilapidées dans les résidences luxueuses des élites.
Les Gabonais, pris dans un étau de pauvreté et de désespoir, ont vu leurs vies mises en suspens, figées dans l’incertitude de lendemains invisibles. Des années de gel des recrutements ont transformé une génération des diplômés mendiants, tandis que les femmes, symboles de résilience, donnaient naissance à leurs enfants en plein air, dans les cours d’hôpitaux délabrés.
Les images de femmes traînées dans des véhicules de police, humiliées, dénudées, resteront à jamais des stigmates de cette période de déshumanisation. La présence d’acteurs étrangers, notamment la légion étrangère, a aggravé la situation avec ses dérives, dont les abus sexuels, la pédocriminalité et les viols en bande organisée. Le Gabon s’enfonçait dans une spirale de violence rituelle et d’injustice, amplifiée par un régime inapte à répondre aux besoins de son peuple.
Aujourd’hui, une scène tout aussi déroutante se déploie. Certains des ex-pédégistes, autrefois méprisants et déconnectés des réalités du peuple, cherchent à se réinventer. Ils tentent de briller à nouveau, espérant s’attirer la sympathie des nouveaux gouvernants. Avec une aisance déconcertante, ils effacent leurs années de répression, en quête d’une nouvelle visibilité. Ce soudain revirement, où d’anciens bourreaux cherchent à s’imposer en sauveurs, pousse à se demander si le Gabonais, au fond, a réellement oublié.
Les applaudissements qui accompagnent ces métamorphoses ne sont pourtant pas le reflet d’une amnésie collective. Ce sont des gestes imprégnés d’opportunisme, où le cynisme le dispute à la résignation. Comment expliquer que ceux qui ont été malmenés par ces mêmes acteurs du pouvoir puissent aujourd’hui les acclamer ? La réponse se trouve peut-être dans la nature même du pouvoir au Gabon, où les lignes entre la loyauté, la survie et la trahison se brouillent dans une danse macabre.
Malgré les apparences, le Gabonais n’est pas dupe. Il se souvient des cris de chaque famille endeuillée, des jeunes hommes et femmes brisés par la répression, des projets absurdes qui ont anéanti toute ambition nationale. Il n’a pas oublié les méprisants propos de ses dirigeants, ni les sacrifices imposés par des politiques de paupérisation.
Les souvenirs des crimes rituels, des violences sexuelles et des enfants sacrifiés sur l’autel des ambitions politiques résonnent encore dans les consciences. L’impunité et la pédocriminalité, qui ont prospéré dans les ombres d’un pouvoir corrompu, ne disparaîtront pas de la mémoire collective. Ces stigmates, trop profonds, trop enracinés, ne peuvent être effacés par de simples déclarations de repentance ou des gestes superficiels de réhabilitation.
Certes, certains Gabonais semblent aujourd’hui prêts à pardonner, mais ce sont souvent les mêmes qui, autrefois, ont été victimes des exactions du régime. Une bipolarité politique ? Peut-être. Mais cette dualité révèle surtout la complexité d’un peuple qui, malgré tout, lutte pour sa survie dans un contexte où les alliances politiques sont souvent dictées par la nécessité, plus que par la nécessité plus que par la conviction.
Dans cette atmosphère tendue, où le silence devient souvent synonyme de prudence, il est tentant, pour certains, de céder à la tentation de la complaisance. Au nom de la liberté d’expression, certains se permettent encore d’énoncer des inepties, de défendre l’indéfendable, comme si les années de répression n’avaient jamais eu lieu. Mais ceux qui aiment véritablement le Gabon savent qu’il est parfois préférable de se taire. Le silence, dans ce cas, n’est pas une abdication, mais un acte de respect envers ceux qui n’ont jamais eu la chance de faire entendre leur voix.
En dépit des apparences, le peuple gabonais reste profondément conscient du jeu politique qui se déroule sous ses yeux. Il sait que les figures qui tentent aujourd’hui de se réinventer ne sont que les ombres d’un passé encore trop récent pour être oublié. La nation porte en elle les stigmates des années de maltraitance et d’injustice. Et si certains cherchent encore à briller, leur parcours sombre n’échappera jamais à la vigilance d’un peuple en quête de rédemption et de justice.
Le Gabonais peut sembler déchiré, peut-être marqué par une forme de bipolarité collective, mais au fond, il est lucide. Il n’oublie pas, et surtout, il n’a pas pardonné.
Marthe Prisca