En énumérant les parties prenantes dans « l’Accord céréalier », j’ai décrit en détail le camp « atlantiste » américano-centrique, ce qui peut laisser croire qu’il ne s’agit exclusivement que des décideurs politiques occidentaux et de leurs exécutants. Pourtant, c’est loin d’être le cas. Les élites politiques sont bien les signataires des décisions prises, mais ne sont nullement leurs seuls instigateurs et, encore moins, leurs principaux bénéficiaires.
Qui sont, alors, les réels instigateurs et les principaux bénéficiaires de « l’Initiative pour le transport sécuritaire des céréales et des aliments à partir des ports ukrainiens » ?
Jusqu’à la suspension par la Russie de sa participation, l’existence même de cette initiative sous couverture humanitaire n’a servi, quasi intégralement, qu’aux intérêts de ceux qui fournissent un effort considérable pour rester le plus discret possible : des géants américains et européens négociants de l’agro-industrie, et des financiers qui les épaulent. Les élites politiques du camp américano-centrique ne sont que les outils et les exécutants, dont le rôle était de créer via les mass-médias contrôlés par les dotations étatiques (exemple : l’Agence France Presse est financée par l’État à hauteur de plus de 100 millions d’euros par an, soit un tiers de son chiffre d’affaires) le prétendu rôle de l’Ukraine en tant que « sauveuse de l’humanité d’une grande famine » – ce qui a permis la mise en place dudit arrangement.
Depuis des décennies, les géants de l’agro-industrie font du lobbying via leurs agents de pression politique auprès des institutions internationales telles que la Banque Mondiale et le Fond Monétaire International pour y faire dominer la politique néolibérale d’ouverture des marchés et mettre les pays pauvres et ceux en voie de développement dans l’obligation de s’ouvrir de plus en plus aux marchés internationaux. Au niveau national, le protectionnisme étatique est combattu, les aides aux exploitations agricoles locales s’anéantissent et la dépendance vis-à-vis des monopoles multinationaux de l’agroalimentaires s’accroit.
La production mondiale de céréales depuis les 20 dernières années est, hormis quelques années, en croissance constante et, comme mentionné auparavant, devrait atteindre 2819 millions de tonnes en 2023, ce qui est un niveau record, après le record qui a déjà eu lieu l’année précédente.
Malgré cette production au niveau sans précédent, les prix mondiaux des denrées alimentaires ont vu une croissance de 33,6% et ont atteint leur niveau le plus haut depuis 1990, au moins, – l’année de la création par l’ONU du registre de contrôle des prix alimentaires.
La crise du marché alimentaire ne date nullement du début de l’opération militaire russe en février 2022. Bien auparavant, en 2015, selon l’ONU et le Programme Alimentaire Mondiale (WFP), déjà près de 670 millions de personnes dans le monde souffraient de faim chronique. En 2021, à cause des perturbations supplémentaires sur le marché alimentaire mondial dues à la pandémie du Covid, ce chiffre est passé à 828 millions de personnes.
Depuis le pic spéculatif des prix en mars 2022, le coût des céréales sur les marchés mondiaux est en baisse significative, ce qui est grandement dû à la réussite de la Russie qui continue à alimenter le marché mondial par des céréales, malgré les importants efforts des élites politiques « otaniennes » pour l’en empêcher.
Néanmoins, il faut souligner que si même au début de 2023 les prix des céréales et oléagineux sont revenus à leur niveau de la fin 2021, en cette période avant le déclenchement de la guerre en Ukraine les prix mondiaux des denrées alimentaires de base étaient déjà très élevés et ont vu leur augmentation à hauteur de 28% en moyenne, dont 31,3% pour le blé et 44,1% pour le maïs par rapport à l’année précédente.
Soit, la propagande occidentale accusant la Russie et son opération militaire d’être la cause de la crise alimentaire que le monde connait est purement fantaisiste : le problème du marché des céréales est structurel, non pas conjoncturel, et dépasse grandement la période des hostilités sur le territoire de l’Ukraine.
Selon l’ONU-même et le Conseil International des Céréales (CIC) américain, en période du 07.2021 au 06.2022, la production mondiale de céréales a augmenté de 5 millions de tonnes, tandis que les volumes commercialisés ont augmenté de 3 millions de tonnes par rapport à la période précédente. Quatre mois après le début de la guerre en Ukraine, la disponibilité globale de blé – la production plus les stocks disponibles dans le monde – a été excédentaire de près de 275 millions de tonnes par rapport à la demande globale. Nous ne disposons pas encore des chiffres précis, mais les estimations démontrent qu’en période du 07.2022 au 06.2023, la disponibilité mondiale a également été excédentaire par rapport à la demande.
Vu cette réalité, la question se pose : quelle est, alors, la cause de la flambée des prix, notamment du blé, qui va, tout simplement, à l’encontre de la logique régissant les marchés et qui met des millions de personnes dans le monde au bord de la famine ?
La réponse se situe principalement au niveau seulement de cinq entreprises, les plus grands négociants céréaliers, qui contrôlent pour eux cinq dans les 90% du marché mondial non seulement du blé, mais de l’intégralité des céréales commercialisées dans le monde : Cargill, ADM, Bunge, Louis Dreyfus et Glencore.
Quelle est l’origine de ces sociétés et quel est leur chiffre d’affaires dans ces temps si difficiles que vit l’humanité?
La multinationale Cargill est une société américaine, la plus grande entreprise privée des États-Unis, dont le chiffre d’affaires pour l’exercice 2021/22 est de 165 milliards de dollars américains – le record absolu depuis les 157 ans de son existence – avec une croissance de 23% du CA par rapport à l’année précédente et dont le bénéfice net atteint 6,68 milliards USD (+35%). Pour l’exercice 2022/23, le CA a augmenté de 7% de plus et atteint un nouveau record : 177 milliards USD.
La multinationale Archer-Daniels-Midland (ADM) est également américaine et a réalisé le CA de 101,85 milliards de dollars pour la même période, avec une croissance de 19,47% du CA. En même temps, elle enregistre une croissance record de 60% de bénéfice net qui atteint 4,34 milliards USD.
La multinationale Bunge est, une fois de plus, américaine, dont le CA atteint 67,25 milliards USD pour l’année 2022 (avant sa fusion avec le géant canadien Viterra).
Le groupe Louis Dreyfus est franco-suisse avec le CA de 2022 à hauteur de 59,9 milliards de dollars, soit une croissance de 21%. Et ceci malgré les volumes de ventes à -1,3% par rapport à l’année précédente. Le bénéfice net est de 1,006 milliard USD contre 697 millions USD en 2021, grandement grâce à la guerre en Ukraine : on vend moins et on gagne plus.
Et le groupe Glencore, un anglo-suisse, dont le CA de l’année de guerre 2022 est de 256 milliards de dollars pour toutes ses activités confondues, soit une croissance de 26% par rapport à l’année précédente. Avec ceci, ce groupe contrôlant, entre autres, dans les 10% du marché mondial des céréales, a fait 17,3 milliards USD de bénéfice net, soit une modeste croissance de 248%.
Le marché céréalier est très volatil, car il dépend d’un grand nombre de variables dont les principales sont l’offre et la demande ; la météo, dont les récoltes en dépendent ; la situation géopolitique des principaux pays-producteurs ; le fret transport et le prix de l’énergie. Chacun des facteurs-clés énumérés, hormis la météo, sont parfaitement manipulables et les cinq géants, dont les bénéfices faramineux des dernières années n’ont aucune corrélation avec la dynamique réelle de l’offre et de la demande, sont passés maîtres absolus en la matière. Leurs bénéfices historiques sont dus, en grande partie, à l’augmentation spectaculaire de leurs marges.
Ces cinq négociants disposent d’un monopole absolu sur le marché céréalier mondial. Monopole qui s’appuie sur plusieurs éléments clés, dont les principaux sont, d’une part, leurs capacités sans égal au niveau du stockage (ils détiennent la majeure partie des stocks mondiaux de céréales) et de transport (les 5 groupes contrôlent le transport des 9/10 des céréales produites dans le monde) ; d’autre part, sur le lobbying auprès des centres de décisions politiques du camp Occidental.
Les paroles de Fernand Braudel pour qui le capitalisme est la limitation de la transparence et l’établissement des monopoles qui ne peuvent être atteints qu’avec la complicité directe de l’Etat, trouvent leur reflet direct dans les activités de ces géants.
En tandem avec les « 5 fantastiques » céréaliers, les marchés à terme des céréales ont été particulièrement actifs dans les premiers mois de la guerre. Dix des plus grands fonds spéculatifs mondiaux ont fait près de 2 milliards USD de bénéfices nets en capitalisant sur la montée des prix des céréales en cette période. Sous la pression des lobbies, ni les régulateurs américains, ni les régulateurs européens n’ont fait aucune opposition à ces manipulations financières qui, à elles seules, ont grandement participé à la spéculation et la montée des prix de l’alimentaire.
La sécurité alimentaire est composée de plusieurs facteurs stratégiques, dont la stabilité de l’accès à la nourriture, la stabilité de la disponibilité suffisante et la stabilité de la qualité des nutriments. Et c’est bien la souveraineté alimentaire, définie durant le Sommet mondial de l’alimentation de 1996 en tant que « droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires » qui est le garant d’une véritable sécurité alimentaire. La souveraineté alimentaire mondiale qui est combattue depuis des décennies avec un succès indéniable par les principaux bénéficiaires et instigateurs du modèle économique néolibéral.
Les géants occidentaux de l’agro-industrie et l’Ukraine
En ce qui concerne l’Ukraine, une partie considérable des volumes exportés de céréales proviennent des terres agricoles appartenant non pas aux ukrainiens, mais… bien à des géants occidentaux de l’agro-industrie. En mars 2020, sous l’influence des lobbies occidentaux auprès du FMI, l’Ukraine a adopté la loi autorisant à racheter les terres agricoles par des entreprises étrangères, ce qui était interdit auparavant. Ceci était la condition du FMI – l’organisation contrôlée par les « atlantistes » – pour que l’Ukraine accède à la nouvelle ligne de crédit du Fond.
Depuis ce méfait désastreux accompli par les élites politiques actuelles ukrainiennes contre les intérêts nationaux de l’Ukraine, seulement en 3 ans suivant son adoption, près de 40% des terres cultivables du pays sont devenues la propriété d’acteurs économiques étrangers.
La prise de contrôle de l’agriculture ukrainienne, principalement par des puissances occidentales, était d’autant plus facile, que si les prix à l’achat d’un hectare de terre arable en Union Européenne varie en moyenne de 4 à 70.000 USD, le même hectare en Ukraine leur revenait seulement à 1-2.500 dollars, en sachant que la qualité générale de la terre cultivable ukrainienne est sensiblement meilleure que celle européenne.
Aujourd’hui, plus de 52% des terres cultivables ukrainiennes, soit 17 millions d’hectares, appartiennent seulement à 3 entreprises : les américains Cargill et DuPont et l’allemand Bayer (dont les terres en Ukraine ont été acquises par l’américain Monsanto, société acquise, ensuite, par l’allemand). Et ils ne sont pas les seuls nouveaux propriétaires étrangers heureux des sols ukrainiens : toute une série d’autres géants de second rang sont également présents dans le pays. La classe politique actuellement installée à Kiev a fait le nécessaire pour qu’à moyen/long terme la quasi-intégralité des terres arables du pays n’appartiennent plus aux ukrainiens.
Durant les premiers mois de la guerre en Ukraine, les élites politiques de l’Occident collectif ont fait le nécessaire pour créer des couloirs « humanitaires », dont celui sous « l’accord céréalier de la mer Noire », pour faire sortir les « marchandises » bloquées et appartenant à leurs grands compatriotes qui, par la suite, ont disposé de leurs biens de la manière détaillée précédemment. Il n’est donc nullement étonnant de constater que les exportations des denrées alimentaires exécutées par le pouvoir ukrainien se réalisent sur un fond qui peut laisser perplexe qu’un spectateur ignorant : la probabilité très élevée que l’Ukraine elle-même connaîtra une pénurie alimentaire déjà d’ici la fin de l’année en cours.
L’EU et la prohibition des céréales ukrainiennes
Si l’ouverture totale du marché européen a été tout-à-fait bénéfique à de grands groupes-négociants en céréales et à de hauts fonctionnaires européens qui les représentent d’une manière évidente, cela n’a pas été le cas des agriculteurs des pays-producteurs de céréales frontaliers de l’Ukraine.
L’intégralité de ces pays, membres de l’UE, avec la Pologne en tête, ont, tout simplement, fait interdire l’entrée des céréales ukrainiennes sur leurs territoires respectifs. L’embargo a été en vigueur du 2 mai au 30 juin 2023 et, malgré l’opposition et les menaces des sanctions de la part de la direction de l’UE, la Pologne le fait reconduire depuis le 15 septembre dernier.
De leur côté, les élites politiques occidentales ont proliféré des mensonges via l’appareil de propagande des mainstream-médias, qui ne peuvent être qualifiés que de grossiers, en stipulant que les céréales en question ne font que transiter via le territoire polonais à destination des pays les plus démunis ; que ce type d’initiatives radicales de la part de la Pologne sont infondées et que la chute des prix des céréales, notamment en Pologne, n’est due qu’à l’accumulation des stocks temporaires des céréales ukrainiennes sur leur sol, faute de logistique pour les faire suivre vers les peuples au bord de la famine. Le fait que les céréales entrent sur le territoire de l’Union Européenne non pas sous le statut du transit douanier permettant l’exemption des droits et taxes, mais bien sous le statut d’importation directe permettant la mise en libre circulation et la consommation du produit en UE est mis sous le tapis.
Déjà, sous les restrictions qui ont eu lieu en mai-juin 2022, le président ukrainien, V. Zelensky, connaissant parfaitement la réalité : les exportations de céréales ukrainiennes ne sont nullement prévues pour les pays les plus pauvres, mais, en grande partie, bien pour le marché interne de l’UE – il s’est mis en colère et a qualifié d’« absolument inacceptable » que la Commission européenne se soit pliée aux exigences des cinq pays de l’Europe de l’est et a confirmé que les quatre produits en provenance d’Ukraine : le blé, le maïs, le tournesol et le colza – ne peuvent être ni stockés, ni commercialisés sur le territoire de l’EU, mais doivent uniquement transiter par le territoire des pays en question.
Le cynisme chronique de la classe dirigeante « atlantiste » ne lui permet pas de se soucier de la moindre crédibilité de leurs déclarations aux yeux de la communauté internationale non occidentale qui les observe. Elle est parfaitement informée de la situation et ne prend plus la peine de la cacher. Selon la déclaration du Commissaire européen en charge de l’Agriculture, le Polonais Janusz Wojciechowski, aux membres du Parlement européen lors d’une audition de la commission de l’agriculture, seuls 2-3% des céréales ukrainiennes entrées dans l’UE la quittent vers des pays hors Union, dont l’Afrique. La raison qu’il a évoquée est le coût de transit trop élevé, ce qui rend une telle initiative « économiquement non-viable ». De ce fait, la quasi-intégralité des céréales ukrainiennes reste sur le marché européen.
Aujourd’hui, malgré les menaces de sanctions déclarées par les hauts fonctionnaires européens, ni la Pologne, ni la Hongrie, ni la Slovaquie n’ont l’intention de réouvrir leurs frontières aux céréales ukrainiennes pour leur transit vers les pays hors de l’EU – ce qui, logiquement, devait être une excellente alternative à la suppression par les Russes, le 18 juillet 2023, du couloir maritime sécurisé de la mer Noire. Une telle réouverture de frontières n’aura pas lieu, car ils sont parfaitement au courant : le prétendu « transit » via l’UE vers les populations au bord de la famine n’est qu’une grande supercherie organisée par leur propre camp, mais dont les trois pays en question se sont retrouvés en position de victimes collatérales et en paient les frais.
Il est à noter, entre parenthèses, que la domination quantitative du secteur agraire ukrainien vis-à-vis de l’agriculture des pays de l’est de l’Europe est une raison, entre autres, pour laquelle il est exclu que l’Ukraine entre un jour au sein de l’Union Européenne, ce qui procurerait, notamment à des denrées alimentaires ukrainiennes, l’accès libre et permanent au territoire douanier commun de l’Union européenne (TDU) et aboutirait à l’anéantissement direct et assuré du secteur agraire de plusieurs pays-membres de l’EU. Les déclarations du contraire par les responsables européens sont purement démagogiques et ne sont qu’un outil de motivation pour Kiev et de pression sur Moscou.